Lorsque viennent les loups : Une notice biographique
La vie missionnaire d’un prêtre oblat au Mexique, 1963-2007
Francis Theodore Pfeifer, o.m.i.
(Note de la rédaction: Ce numéro de la Documentation OMI présente des extraits de l’autobiographie d’un Oblat des États-Unis qui a travaillé pendant de nombreuses années au Mexique. Reprenant les mots du père Pfeifer, nous désirons, à notre tour «remercier J. Michael Parker, directeur des communications à l’École oblate de théologie de San Antonio et jadis longtemps chroniqueur religieux du San Antonio Express News, pour ses reportages sur le travail missionnaire et pour avoir assuré la présentation du manuscrit de cette notice ».)
«Je suis le bon berger : le bon berger se dessaisit de sa vie pour ses brebis. Le mercenaire, qui n’est pas vraiment un berger et à qui les brebis n’appartiennent pas, voit-il venir le loup, il abandonne les brebis et prend la fuite; et le loup s’en empare et les disperse. C’est qu’il est mercenaire et que peu lui importent les brebis. Je suis le bon berger, je connais mes brebis et mes brebis me connaissent, comme mon Père me connaît et que je connais mon Père : et je me dessaisis de ma vie pour les brebis» (Jn 10, 11-15).
Introduction
La parabole du Bon Pasteur dans l’évangile de Jean est bien connue. C’est une leçon qui convient à tout jeune ministre de l’Évangile. Cette autobiographie raconte la préparation, la décision et l’engagement à vie d’un pauvre Texan à mettre cette leçon en pratique d’une façon radicale, en se mettant au service d’un peuple perdu dans les montagnes et que le monde a oublié : les pauvres. C’est le charisme même qui a marqué les religieux de sa Congrégation, celle des Missionnaires Oblats de Marie Immaculée, depuis sa fondation par saint Eugène de Mazenod, en 1816.
C’est à juste titre que, en 1938, le pape Pie XI donnait aux Oblats une marque de grand respect en les désignant comme les spécialistes des missions les plus difficiles. En plus des vœux habituels de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, les Oblats en font un quatrième, hérité de leur Fondateur :
Pariter iureiurando voveo ad mortem usque perseveraturum (Je fais pareillement vœu de persévérer jusqu’à la mort).
Au début des années 1980, le père Theodore Pfeifer, o.m.i., connu au Mexique sous le nom de
Padre Francisco, n’était pas étranger aux missions difficiles, lui qui avait travaillé pendant quinze ans auprès des autochtones de l’Oaxaca, dans le Sud du Mexique. Ceux-ci ne connaissaient que la misère et peu les commodités de la vie moderne dans le premier monde. C’est alors, cependant, que les cartels de la drogue sont arrivés chez les Chontals [Mayas du Yucatan] et les Zapotèques d’Oaxaca, apportant avec eux la violence, la terreur et même la mort. Lorsque plus de cent cinquante familles ont été anéanties par le meurtre sans pitié d’êtres chers, ils sont devenus les compagnons familiers du père Francisco.
Le père Francisco ne se contentait pas de prêcher sur le bien et le mal; il parlait ouvertement et en termes très forts et précis sur le mal qui se répandait autour de lui. Et pour cela, il était condamné à mourir. Malgré la peur, il a continué à défendre ses gens, en se nourrissant de la parabole du Bon Pasteur et en refusant de les quitter. Il savait qu’il ne pouvait échapper aux ennuis. Il se demandait pourquoi il mériterait de se mettre à l’abri alors qu’eux n’avaient aucun moyen de le faire.
C’est finalement un accident vasculaire cérébral, subi à l’automne de 2007, qui a forcé le père Theodore à quitter le Mexique pour retourner à San Antonio, au Texas, là où il avait reçu sa formation à la prêtrise quelque cinquante ans auparavant.
L’histoire de sa vie vient s’ajouter à ces nombreux autres Oblats, depuis le temps de l’arrivée des pionniers dans le Sud du Texas, qui ont formé ce qu’on a surnommé
La Cavalerie du Christ, en allant proclamer l’Évangile dans des postes éloignés où les autres ne pouvaient ou n’osaient aller. C’est sa contribution à cet héritage sacré.
J. Michael Parker
Juillet 2008
Au début de ma vie missionnaire
En décembre 1962, une courte lettre m’arrivait du Provincial. Écrite en latin, elle m’enjoignait de me rendre dans les missions de Tehuantepec, dans l’état d’Oaxaca, au Mexique, en janvier 1963. J’étais tellement pris par mon ministère à Sainte-Famille à Corpus Christi, Texas, que j’avais presque oublié que je m’étais porté volontaire pour les missions du Mexique.
Tehuantepec est un isthme de 193 kilomètres de large, dans l’état d’Oaxaca, à l’extrême sud du Mexique. Il sépare la baie de Campeche sur le golfe du Mexique, au nord, du golfe de Tehuantepec sur l’océan Pacifique, au sud. L’isthme marque la distance la plus courte entre le golfe du Mexique et le Pacifique. Mais ces 193 kilomètres comprennent les montagnes de la Sierra Madre occidentale, une région éloignée isolée et habitée par diverses tribus autochtones, et parsemée de missions établies par les Pères Dominicains au XVIII
e siècle. À mon arrivée, la plupart des endroits n’étaient accessibles que par véhicules à quatre roues motrices sur des routes rudimentaires et, parfois, qu’à cheval seulement.
En ces jours-là, le diocèse de Tehuantepec en entier ne comptait pas plus que quinze prêtres. Il devait être divisé plus tard en deux nouveaux diocèses. En 1938, la volonté des Oblats de relever des défis semblables avait déjà incité le Saint-Siège à leur accorder cette marque de reconnaissance précieuse que nous acceptons encore avec fierté de «spécialistes des missions les plus difficiles».
Huamelula comptait quarante ou cinquante missions. Deux paroisses y formaient notre mission, chacune comptant plusieurs missions particulières. Si on peut appeler route ce qui n’est qu’une piste, alors il y en avait une d’ouverte entre Salina Cruz et Huamelula. On pouvait se féliciter si on parvenait à faire le trajet en dix heures par temps sec.
Mais avec l’arrivée des pluies, il n’était plus question de faire ce trajet dans un bon temps; nous étions chanceux de pouvoir passer même avec une voiture à quatre roues motrices. Parfois, le voyage prenait deux jours. En 1963, Huamelula n’avait qu’une piste pour ce genre de véhicules. Les camions se brisaient à faire l’aller et retour. À cette époque, lorsqu’un camion arrivait dans un village, le son du moteur attirait plusieurs habitants hors de chez eux. Les jeunes sautaient dans les camions en marche, ce qui ne facilitait pas la tâche des chauffeurs. Certains d’entre eux klaxonnaient pour signaler leur arrivée ou leur départ.
Huamelula est une plantation de canne à sucre et de maïs. Les pluies du printemps sont importantes pour les récoltes. Mon séjour à cet endroit n’a été que d’un an et je dois admettre que, en si peu de temps, je n’ai pas pu apprendre beaucoup.
Le voyage de huit heures de Huamelula à Salina Cruz coûtait huit pesos. Par beau temps, il prenait sept heures, avec chaleur et poussière à titre gratuit, sans rien dire de la piste cahoteuse qu’il fallait parcourir. La Jeep était chargée de poulets, de poissons, de fleurs, de vêtements et d’un tas d’autres choses. Ceux qui ne pouvaient pas payer devaient marcher. Parfois, il fallait compter un jour et demi. À la fin des années 1990, on a finalement fait la route.
Aujourd’hui, autobus, camions et automobiles de différentes grosseurs peuvent faire le trajet en un temps plus court. Les ponts qu’on a construits permettent de voyager toute l’année. Il va sans dire que l’arrivée ou le départ d’un camion ne fait plus l’objet de curiosité.
Le ministère presbytéral connaît des changements. Les prêtres se déplacent assez rapidement d’un village à l’autre. Il n’est pas rare, pour certains, de célébrer six messes le même jour à différents endroits et, toutefois, quitter sa maison le matin et revenir y dormir le soir.
Tequixistlán
Par la suite, je suis allé au Tequixistlán. En décembre 1963, j’avais passé dix ou douze jours dans les montagnes. À ma grande surprise, en sortant des derniers villages le 23 décembre, j’ai reçu un télégramme de mon supérieur, le père William Nash, o.m.i., me demandant de me rendre à mon nouveau poste à Tequixistlán, Tehuantepec, Oaxaca, pour le jour de Noël.
Tout ce que j’ai pu faire est de quitter Huamelula le Jour de l’An 1964. En me rendant à Salina Cruz, j’ai célébré la messe, entendu les confessions et passé la nuit dans un village. Le lendemain matin, après la messe, je me suis rendu en Jeep à Salina Cruz. Le père Georges Laliberté m’a conduit à ma nouvelle paroisse.
Tequixistlán est très différente de Huamelula. Les Pères Dominicains ont fondé cette paroisse en 1700, à l’arrivée des Espagnols au Mexique. Les Oblats en ont hérité vers 1960. Le premier curé, le père Joseph Mosel, o.m.i., a connu, à l’époque, des difficultés. Les gens n’avaient peut-être pas compris ce que le nouveau curé américain voulait faire en construisant une nouvelle maison. Inutile de dire qu’il a rencontré de nombreuses difficultés. Le père Richard Philion, o.m.i., est venu, en 1963, aider le père Mosel. Il a remplacé celui-ci en 1964 et est demeuré à Tequixistlán jusqu’à 1969.
Nous avons desservi cette paroisse et deux autres, chacune comptant au moins trente-cinq dessertes, dont la plupart dans les montagnes, sans route d’accès. Nous voyagions à dos de mule ou à cheval. À chaque endroit, nous faisions une visite d’un jour. En dehors des fêtes de chaque ville ou village, nous essayions de garder contact avec chacun des endroits.
Les réunions avec les autres Oblats et les autres prêtres avaient lieu environ une fois par mois. Durant la saison des pluies, il est arrivé plusieurs fois que nous n’avons pas pu faire le long voyage. Une année, j’ai passé quarante jours dans les montagnes sans jamais voir un autre prêtre. La plupart du temps, il n’y avait pas de communications entre nous. Nous considérions comme un grand avantage d’avoir un vieux téléphone pendant quelque temps. Ce téléphone rejoignait San Carlos Yautepec, mais c’était un surplus de la Deuxième Guerre mondiale. La plupart du temps, la ligne coupait, mettant fin à la communication. Pour envoyer quelqu’un à pied jusqu’à San Carlos, il fallait une journée complète. C’est dire que nous étions assez isolés.
Certains vendredis après-midi, nous avions des cours de religion pour les petits. Ces cours s’appelaient, en espagnol,
doctrina. Dans la camionnette, je conduisais les enfants de Las Majadas à El Camarón où ils devaient rejoindre un autre groupe d’enfants.
Un après-midi, après la classe, je retournais à Las Majadas avec dix ou douze enfants à l’arrière, dans la caisse découverte. À Las Majadas, ils descendirent. Un homme attendait là avec trois ou quatre petites balles de maïs séché. Sans dire un mot, il se mit à charger la camionnette avec un sac de maïs. Je n’aimais pas qu’on charge le camion sans rien dire. Je ne savais pas où ils allaient. Je n’étais pas de bonne humeur. Descendant du camion, je m’adressai à l’homme : «
Por favor, quita todo el saquete de la camioneta, y no preguntaste nada» (S’il vous plaît, enlevez ce sac de la camionnette. Vous n’avez pas demandé la permission) L’homme répliqua : «
Pero Padre, es un regalo para sús caballos» (Mais mon père, c’est un cadeau pour vos chevaux). J’avais, en effet, deux chevaux. J’ai pris ma leçon ce jour-là. J’ai demandé pardon à l’homme, en prenant conscience que je ne devais pas juger si rapidement. J’aurais quelque chose de plus à dire dans ma prochaine confession.
Lorsque je suis arrivé à Tehuantepec, le second concile du Vatican avait déjà suscité des changements dans les autres parties du monde, mais cela ne faisait que commencer dans cette partie du Mexique.
Dans notre ministère, nous avions l’aide de plusieurs hommes et femmes dévoués que nous appelions
catequistas ou catéchistes. Ils assumaient la responsabilité d’éduquer les autres dans la foi catholique et de les préparer au baptême, à la première communion et à la confirmation.
Le Tequixistlán est une commune habitée principalement par des familles pauvres. Elle a un gouvernement et un président. À mon arrivée dans la région en 1964, il n’y avait aucun prêtre à plein temps ni de médecin. Le père Richard Philion et moi-même faisions tout notre possible pour aider les gens. Quelques malades étaient conduits à l’hôpital de Salina Cruz, mais parfois des gens mouraient.
Cela apporte aux pauvres beaucoup de problèmes. S’ils meurent à l’hôpital, les corps doivent être portés à la commune pour obtenir la permission de les transporter dans un village. Il faut, en premier, lieu acheter un cercueil, qui n’est pas donné. Leurs familles doivent ensuite se rendre dans la commune et là il y a toujours de grands frais pour obtenir la permission de transporter le corps hors de la ville. Il n’y avait pas d’embaumement. On peut deviner avec quelle rapidité il fallait déplacer les corps dans la chaleur intense de l’isthme de Tehuantepec. Par manque d’argent, les pauvres se voyaient souvent refuser le corps de leurs chers défunts. Que pouvaient-ils faire alors?
Il était courant de retirer une personne très malade de l’hôpital pour lui permettre de mourir chez elle, évitant ainsi la commune. La difficulté était de trouver quelqu’un possédant une camionnette pour la ramener dans son village d’origine. C’est là que j’ai appris un nouveau et important ministère pastoral, et aussi une preion de l’Écriture, d’enterrer les morts. Je me suis fait «cavalier de la nuit». À plusieurs reprises, pour aider des gens très pauvres, j’ai transporté des cadavres dans la caisse du camion, avec un parent du défunt tenant le corps comme s’il s’agissait d’une personne endormie. Parfois un autre prêtre m’accompagnait, mais la plupart du temps, j’étais le seul à conduire.
Quiechapa
En 1969, on m’a demandé d’être le curé de la paroisse de San Pedro Martir à Quiechapa et Yautepec, Oaxaca. La paroisse est située en haut des montagnes et possède seize dessertes. Le peuple des Chontals est très humble.
L’histoire des Dominicains mentionne, au XVII
e siècle, que le peuple de Quiechapa est très docile. Le village de Quiechapa était appelé le Paris de la région. On peut y trouver des fruits comme les pêches et les pommes. L’alimentation est à base de haricots et de maïs. Il y a des animaux comme les chevaux, les ânes, les mulets et les volailles. La région est située à environ 1800 mètres au-dessus de la mer et le climat est très froid. Il fait froid durant les mois d’hiver et les maisons n’ont pas de fenêtres pour se protéger du froid. Dans les années 1960, la plupart des maisons étaient en pisé, avec des toits de feuilles d’arbre. Le feu était toujours une menace. Il n’y a pas eu d’électricité avant le milieu des années 1970.
Il pleuvait abondamment de juin à octobre. Une des plus grandes bénédictions de Quiechapa est l’abondance d’eau. L’eau froide des montagnes irriguait sans cesse le village. Le village en était très fier. Les gens aiment leur église et sont différents de ceux des terres basses. Les hommes de la paroisse assistent à la messe en grand nombre.
Durant mes années passées au Tequixistlán, mon frère Michael, étudiait au scolasticat de Mazenod [aujourd’hui l’École oblate de théologie] à San Antonio. Il a passé quelque temps avec moi. Après son ordination, le 21 décembre 1964, il est venu au Mexique. Ce fut une bénédiction en raison de toute l’aide qu’il a obtenue pour les missions.
Plus tard, de 1981 à 1985, le père Michael a été le provincial de la Province du Sud et du Mexique. Le 26 juillet 1985, il était ordonné évêque, devenant ainsi le premier évêque oblat ordonné aux États-Unis. Au moment d’écrire cette notice, il est depuis vingt-trois ans évêque de San Angelo, Texas. M
gr Michael Pfeifer aime beaucoup la province du Mexique et ses missions.
L’arrivée de Vatican II à Quiechapa
À la mission de San Pedro Martir, Quiechapa, Vatican II était en marche. Après mon arrivée, nous avons envoyé six catéchistes dans l’un des grands villages pour aider à la formation des catéchistes. Les catéchistes étaient quatre femmes et deux hommes. Ils devaient collaborer à la préparation des gens pour les changements vers l’espagnol. Je prévoyais me rendre dans ce village deux semaines plus tard et passer ma journée à célébrer messe, baptêmes, mariages et confessions. En même temps, je visiterais le village à la recherche de catéchistes.
À mon arrivée dans le village, plusieurs personnes étaient malades, y compris la plupart des catéchistes. Au cours de mon séjour, environ vingt-huit personnes sont mortes, y compris des enfants de douze et quatorze ans. À cette époque, aucun enfant n’était vacciné. Il n’y avait ni médecin ni remèdes. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai envoyé chercher à Quiechapa une boîte de deux cents comprimés de terramycine et d’aspirine. Je passais mes journées à prendre soin des malades et à enterrer les morts. Je suis devenu le médecin des villages.
Un jour, pendant que plusieurs enterraient les morts, le président et une commission d’hommes sont venus me voir. Ils voulaient savoir si c’était, en quelque sorte, un péché d’enterrer plus d’une personne dans la même fosse. Après leur avoir parlé en leur assurant que ce n’était pas un péché et que rien ne leur arriverait, ils ont entrepris d’enterrer trois personnes dans des fosses déjà utilisées. Les gens n’utilisaient pas de cercueil, les morts étant enveloppés dans des feuilles de palmiers.
Peu à peu, les catéchistes ont recouvré la santé. Une fois mieux, ils rentraient chez eux, avec l’intention de revenir un autre jour. Nous avons eu la messe pour demander à Dieu de nous bénir tous. Le jour de mon départ, les gens étaient très reconnaissants. Ils ont fait de la musique et m’ont demandé quand je reviendrais. Nous sommes retournés un autre jour et bien d’autres fois encore chez eux ainsi que dans les autres communautés pour poursuivre le travail. Grâce aux fonds que mon frère et le père Gustavo Petru avaient envoyés, nous avons pu acquérir plus de médicaments. Nous n’aurions pas pu le faire sans leur aide.
J’ai fait savoir aux responsables de la santé de Salina Cruz le nombre d’enfants qui étaient décédés. Ils nous ont donné les vaccins pour enfants que nous avions demandés et les avons transportés pendant des jours en nous assurant qu’ils demeurent au frais. Les vaccins sont inutiles s’ils sont exposés à la chaleur. La glace ayant toujours posé problème, nous nous déplacions le plus rapidement possible à cheval pour donner les vaccins. Il y a environ quarante ans de cela. Dieu merci, les conditions de vie se sont améliorées depuis. Deux infirmières ont travaillé avec nous pendant plusieurs mois.
En 1970, nous avons eu, pendant un an, une jeune médecin, Yolanda Crux Alcazar, d’Oaxaca, tout juste sortie de l’école de médecine et payée par les Oblats. Elle a travaillé avec les gens du village en prenant soin des malades et en préparant des aides. J’ai appris beaucoup de la doctoresse Yolanda. Après une année, elle est retournée aux études pour devenir anesthésiste.
Des années plus tard, elle enseignait à l’école de médecine. Pendant plusieurs années, je lui ai envoyé des patients et elle les a ou traités elle-même ou référé à d’autres médecins, et cela sans frais. La doctoresse Yolanda savait ce que c’était que la pauvreté. Je l’ai grandement bénie et remerciée. Elle revenait, parfois, durant ses vacances, prendre soin des malades de Quiechapa, toujours gratuitement. En 1972, nous avons construit une petite clinique avec six chambres et un bain. En plus de prendre soin des malades de tous les villages, nous avons mis au monde des centaines d’enfants, dont plusieurs sont aujourd’hui dans la quarantaine.
Nous avons aidé à installer l’électricité et à améliorer les routes. Le gouvernement avait promis de fournir l’électricité si les gens de Quiechapa creusaient les trous pour les poteaux. Le gouvernement a fourni les matériaux, y compris les énormes bobines de fil, que l’on a roulées jusqu’en haut de la montagne, et fourni la dynamite pour creuser les trous. J’ai transporté les boites de dynamite dans la caisse du camion. Aujourd’hui, on ne peut obtenir de la dynamite de cette façon. Le gouvernement seul y a accès
La journée du missionnaire était remplie de beaucoup de choses : messes, confessions, baptêmes et visites des malades. Le temps des rencontres est important pour les catéchistes et il y a toujours des difficultés. Dans le passé, cela pouvait prendre deux jours. Les malades avaient besoin de remèdes et il y avait des bébés à mettre au monde, tout cela sans électricité. Nous n’avions que des chandelles ou des lanternes pour nous éclairer. Le plancher sale était parfois couvert de papiers. Les femmes sont très patientes; elles souffrent, mais ne montrent pas beaucoup leur douleur. La vie était très difficile pour elles.
Un jour, on demanda à trois hommes catéchistes de prendre part à une rencontre avec d’autres catéchistes du diocèse. Il fallait un jour de marche jusqu’à l’endroit de la réunion et un autre pour le retour. Les autres jours devaient se passer à étudier avec l’évêque et les autres catéchistes. C’était en juin au moment où tous se préparent à semer le maïs. Les premiers jours de juin étaient le moment propice.
J’ai été étonné de voir les hommes se rendre à la réunion même s’ils manquaient les premières semailles de maïs. Ils ne m’ont rien dit. Plus tard, j’ai su qu’il avait plu. Les catéchistes s’étaient entendus avec d’autres pour faire leurs semailles en leur absence. Dieu merci, il y a eu assez de pluie pour que les autres sèment leur maïs. Ce maïs béni serait leur soutien durant les durs mois à venir. D’autres semaient pour les plus pauvres et les plus malades. Ces gestes de charité m’ont fait réfléchir sur ma propre vie. Le Seigneur nous parle de bien des façons.
À une autre occasion, une famille avait été choisie pour la fête patronale de la paroisse, mais, la veille, un feu terrible a eu lieu dans leur maison. Plusieurs hommes et femmes ont alors pris sur eux-mêmes de réparer la maison, en travaillant jour et nuit, allant même jusqu’à la peindre. Au grand soulagement de la famille, la maison était prête pour célébrer la fête et recevoir les autres à manger. C’était alors une époque de calme et de paix à Quiechapa.
Les ennuis atteignent les montagnes
La situation, cependant, devait bientôt changer. Les ennuis s’annonçaient, même s’ils n’allaient pas venir d’un seul coup.
Au début des années 1980, les cartels de la drogue se sont déplacés du Nord du Mexique jusqu’aux vallées éloignées de l’état d’Oaxaca. Les gens étaient très tentés de coopérer avec les seigneurs de la drogue. D’habitude, les Zapotèques et les Chontals de Quiechapa cultivent tout juste assez de nourriture pour survivre. Ils n’ont que très peu à vendre au marché et, même s’ils en avaient eu beaucoup, le marché est si loin qu’il leur faudrait un moyen de transport, ce qui n’est pas facilement accessible. Ils n’ont pas d’argent pour acheter nourriture, vêtements ou médicaments. Mais en cultivant la marijuana, ils gagneraient dix fois ce que leur rapportent le maïs et les haricots, et avec beaucoup moins de travail.
Les Amérindiens avaient peu idée du tort que le trafic de la drogue causait ailleurs. Même Mexico était pour eux une ville lointaine. Ce sont eux qui prenaient tous les risques de la culture du pavot et de la marijuana. Les plants poussaient dans le territoire des Amérindiens, de sorte que si le gouvernement brûlait la marijuana, ils ne pouvaient pas cultiver autre chose; ils pouvaient aller en prison et ne plus pouvoir nourrir leurs familles.
Des visiteurs étrangers à nos villages ont commencé à venir, surtout la nuit. Des petits avions survolaient quotidiennement la région. La nuit, les lumières s’éteignaient. On voyait maintenant arriver des camions qu’on n’avait jamais vus auparavant dans la région. Les mitraillettes ont fait leur apparition, emballées dans des boîtes et transportées par chariot. J’ai demandé à certains hommes à quoi servaient ces armes; ils ne m’ont pas répondu. Je savais que cela ne pouvait pas être pour quelque chose de bon.
C’est alors que les problèmes ont commencé. Il y a eu des meurtres. Peu à peu, ce qui se passait est devenu évident. Au début, plusieurs ne savaient pas pourquoi on cultivait le pavot, mais on a vite compris pourquoi les avions étaient dans la région. Nous étions sur une route de contrebande de la drogue. La marijuana peut pousser n’importe où, mais le pavot requiert un climat frais. Celui des montagnes du Tehuantepec est parfait pour la culture du pavot d’où est tirée l’héroïne.
Certains hommes m’ont dit que les champs de maïs avaient été pris pour cultiver des plants en vue de faire de l’héroïne. Sans leur consentement, on leur prenait l’eau. Le message était très clair. Si quelque chose arrivait aux plants de pavot, ces hommes en seraient tenus responsables. Ils savaient très bien ce que cela signifiait : ils pouvaient être tués.
Pendant quelques années, cinq séminaristes et un père oblat du séminaire-collège Saint Anthony de San Antonio sont venus, pendant le congé scolaire du printemps, passer trois semaines dans les missions. La plupart du temps, ils travaillaient à Quiechapa. Au début de février 1982, juste avant le début du carême, cinq parmi les plus âgés sont venus chez nous en compagnie du père Joseph Lazor, o.m.i. Nous avons parcouru, en camionnette, le chemin qui va de Salina Cruz à Quiechapa.
Les bons jours, le voyage prend huit heures. Ce jour-là, il semblait, au début, que le voyage serait normal ; nous avancions à un bon rythme dans les montagnes. Vers 14h00, à mi-chemin sur la piste étroite qui monte vers un sommet de 1800 mètres, nous avons croisé un camion lourdement chargé de dix ou douze tonnes de billots fraîchement coupés.
Le camion s’est arrêté et trois femmes sont descendues de la pile de billots pour me parler. Je les ai reconnues. Nerveusement, elles m’ont dit que dans leur village, Santo Tomas Yautepec, une famille avec des petits enfants avait été la cible de tireurs qui menaçaient de brûler leur maison avec la famille à l’intérieur.
J’étais sous le choc. J’ai dit aux femmes de poursuivre le voyage sur le camion et d’avertir les autorités civiles de San Carlos. Nous les avons laissées pour poursuivre notre montée. Environ une demi-heure plus tard, nous avons croisé un autre camion lourdement chargé de billots, et encore des femmes qui voyageaient sur les billots. Comme la première fois, les femmes m’ont parlé des gens et des enfants sur lesquels on avait tiré en menaçant de brûler leur cabane avec la famille à l’intérieur. De nouveau, je leur ai dit de poursuivre leur voyage en camion et de rapporter le fait aux autorités de San Carlos. Elles sont remontées sur le camion et nous avons poursuivi notre ascension. J’étais désorienté, ébranlé et effrayé. Je n’ai rien dit au père Lazor ni aux garçons qui voyageaient à l’arrière de la camionnette.
Ma première pensée a été de me dire : «Ne te mêle pas de cette situation dangereuse.» Je savais que certaines familles avaient été brûlées vives dans leurs maisons. Il était alors 15h00 et nous avions encore une autre heure de montée. Nous sommes finalement arrivés à une croisée de chemins, dont l’un allait vers Quiechapa et l’autre à Santo Tomas Yautepec.
J’ai raconté au père Lazor ce qui se passait et lui ai dit que j’allais à Santo Tomas Yautepec. J’ai demandé aux cinq séminaristes de descendre de la camionnette et de nous attendre sous un arbre. Le père Lazor a décidé de venir avec moi, même si je lui ai dit qu’il n’avait pas à venir parce cela pouvait être très dangereux. J’ai aussi dit aux séminaristes que, si nous n’étions pas de retour avant la nuit, ils devraient descendre par une petite piste vers le village et de dire aux gens qu’ils étaient avec le père et leur expliquer ce qui arrivait.
En avertissant le père Lazor du danger, je lui ai demandé de m’entendre en confession et j’ai prié ainsi : «Aie pitié de moi, Seigneur, et pardonne-moi tous mes péchés. Pardonne-moi pour toutes les fois où j’ai manqué d’égards envers les autres. Pardonne-moi les fautes de ma vie passée.» Le père Lazor m’a donné l’absolution et je me suis recommandé à Dieu et à la Madone.
Nous avons voyagé environ quarante minutes de plus sur le sommet de la montagne avant de descendre vers le village. À environ cinq kilomètres de Santo Tomas, une équipe de bûcherons nous ont dit qu’ils avaient entendu des coups de feu dans le village en bas. J’ai demandé si certains d’entre eux m’accompagneraient jusqu’au village, mais ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas y aller. Ils n’étaient pas de la région et ne voulaient pas être impliqués. Ils n’étaient là que pour travailler.
Je leur ai dit que le père Lazor et moi-même descendions à Santo Tomas. Ils ont dit qu’il se faisait tard et qu’ils voulaient partir. Il était environ 16h00 et, dans nos montagnes, il ferait noir très tôt. Nous sommes descendus seuls au village. En arrivant, nous n’avons trouvé personne à l’extérieur. La peur m’a saisi. Je savais que les gens se cachaient dans leurs maisons et n’en sortiraient pas par peur. Les femmes que nous avions rencontrées sur le chemin nous avaient dit que la famille qui avait été ciblée habitait la première maison sur la droite, à l’entrée du village. J’ai conduit lentement et me suis arrêté près de la porte de cette maison. Personne ne s’est montré.
La pauvre maison en pisé n’avait pas de fenêtre et sa seule porte était fermée. En marchant vers celle-ci, elle s’est ouverte lentement. Un homme est apparu au milieu et m’a appelé : «Padre, Padre, vite, vite.» J’étais à ses côtés lorsque des coups de feu violents l’ont visé, m’atteignant presque. Il est tombé à la renverse à l’intérieur de sa maison. Je me suis précipité à l’intérieur avec lui.
Deux adolescents avaient été atteints et saignaient, l’un au visage et l’autre à la poitrine. La mère et les cinq jeunes enfants criaient tous à l’aide. J’étais terrifié. J’ai glissé et suis tombé dans le sang humide sur le plancher sale. Je ne savais que faire. La mère et les enfants se tenaient après moi en criant : «Ils vont nous tuer tous! Ils vont nous brûler!» Je pouvais à peine croire ce qui m’arrivait. Je savais que si je sortais, ils m’abattraient. Je n’avais pas de choix. Je me suis libéré de ceux qui me retenaient et suis sorti.
Mes genoux tremblaient tellement que je pouvais à peine tenir debout. Je suis allé du côté du chauffeur d’où les coups de feu étaient partis, en gardant mes mains en l’air. Je ne pouvais pas voir ces gens qui se cachaient derrière des rochers. Je leur ai crié : «Au nom de Dieu et de la Sainte Vierge, je suis le prêtre et je ne vous veux aucun mal. À l’intérieur, il y a des gens qui saignent. Au nom de Dieu, ne tirez pas. Au nom de Dieu, ne tirez pas.» J’étais hors de moi, ne sachant que faire.
La camionnette devait faire demi-tour. Montant dans le véhicule, j’ai tenté de mettre le moteur en marche. Peine perdue. Ce n’est pas possible, ai-je pensé. Ce n’est pas vrai. Dieu merci, le camion était sur une pente douce. En roulant quelques mètres, le moteur s’est mis à tourner. Nous avons étendu une grande couverture sur le fond du camion, du côté droit.
Nous avons transporté la mère et les enfants terrifiés, en pleurs. Puis, nous avons installé les trois hommes qui saignaient toujours. J’étais effrayé à l’idée qu’on tirerait sur nous. Je craignais que, dès notre départ, ces hommes sautent à l’arrière du camion et continuent de tirer sur les victimes. J’ai crié au père Lazor de monter dans la cabine et de mettre en marche. C’est ce qu’il a fait, alors que je me tenais à l’arrière, sur le hayon. J’avais encore la conviction qu’ils tireraient sur nous, mais le Seigneur ne l’a pas permis. La sainte Mère de Dieu redoublait d’effort.
Nous avons remonté la piste. Il était passé 17h00 et les ouvriers étaient déjà dans leurs camions prêts à partir. L’arrière de la camionnette était souillé de sang. J’ai essayé d’arrêter le sang avec la gaze que nous gardions dans la camionnette. Les hommes blessés et la famille ont été transférés dans les plus gros camions. Rendus à la croisée des chemins, les deux camions se sont arrêtés et j’ai donné l’onction des malades aux hommes blessés. Le père est mort avant d’arriver à San Carlos. Le jour suivant, les deux garçons sont arrivés à l’hôpital d’Oaxaca et ont été opérés. Ils ont guéri et rejoint, par la suite, l’armée mexicaine.
Entre-temps, nous avons retrouvé les séminaristes à la croisée où nous les avions laissés; ils ont été terrifiés en voyant les victimes saigner. Nous nous sommes rendus à la paroisse. Après deux jours de repos, le père Lazor et les séminaristes ont été conduits dans l’un des villages pour commencer leur travail. Trois jours plus tard, j’étais convoqué à San Carlos Yautepec pour faire, devant le procureur du district, une déposition sur la fusillade. Je pensais qu’il voulait avoir un rapport sur les coups de feu et les blessés, mais ils n’ont jamais cherché à envoyer quelqu’un pour nous aider à mettre cette famille hors de danger.
Je leur ai raconté ce que j’avais fait, puis je suis retourné à la mission de Quiechapa. Pendant trois ou quatre jours, j’ai fonctionné à l’adrénaline. Lorsque celle-ci a diminué, je suis devenu nerveux et irritable. Je regrette la façon dont je me suis adressé aux autres. Mes paroles étaient dures, mes nerfs étant atteints. Ce n’était pas ma façon de faire. Je réagissais à la fusillade et à ce qui était arrivé. Ce qui m’a aidé dans les montagnes, c’est la prière. Je n’avais jamais autant prié dans ma vie qu’à ce moment.
Les assassinats et la drogue ont continué. Les familles étaient averties de ne pas intervenir devant les plantations de marijuana et de pavot dans leurs champs. La nuit, des gens seuls venaient me raconter ce qui se passait. Le nouvel élu responsable des champs qui appartenaient au village de Quiechapa est venu me voir la nuit. Il m’a appris qu’il avait dit à certains seigneurs de la drogue qu’ils ne pouvaient semer de la drogue dans les terres appartenant au village. Il a dit qu’il allait voir les fonctionnaires d’Oaxaca pour faire rapport de la décision qu’il avait prise. En retournant d’Oaxaca, il est venu une nuit pour me demander de l’aide. À Oaxaca, on lui avait dit d’être très prudent.
Peu après, vers 23h00, un camion est arrivé dans le village. On est allé voir celui qui est chargé de la surveillance des terres. Les hommes du camion lui ont dit que le prêtre voulait le voir. Il est parti avec eux et les gens du village n’ont plus entendu parler de lui pendant deux jours. Ils ont ensuite appris qu’il avait été conduit dans un autre village, torturé et assassiné. Sa femme, enceinte de sept mois, est venue me voir pour me dire ce qui était arrivé. Par crainte, quelques personnes seulement sont allées chercher le corps. Deux mois plus tard, j’aidais à mettre au monde le bébé, son treizième. Cette femme devait alors prendre soin de tous ses enfants sans son mari qui avait été tué.
Une autre fois, seize enfants terminant leur sixième année scolaire devaient aller, avec environ six des pères, faire prendre leurs photographies. Ils devaient marcher cinq heures avant de monter dans un camion qui les conduirait en deux heures, par la grande route, à El Camarón. C’était l’endroit le plus proche pour faire prendre ces photos. Les enfants avaient douze et quatorze ans. Il faillait compter un jour pour l’aller et un autre pour le retour.
Sur le chemin de retour à Quiechapa, au cours de l’après-midi, on a tiré plusieurs fois sur eux. Certains sont tombés et les autres ont couru se cacher dans les buissons. Les balles étaient tirées de près au-dessus d’eux. À leur arrivée à la maison, la plupart des enfants sont venus se faire soigner à la clinique pour des ecchymoses et des coupures faites dans les buissons. J’ai demandé à leurs pères qui avait fait cela. Ils m’ont dit qu’ils étaient trop loin et n’avaient pas pu bien voir. J’ai interrogé plusieurs des enfants; ils connaissaient ceux qui avaient tiré sur eux. C’était des gens impliqués dans la culture de la drogue qui étaient fâchés parce que l’armée était venue détruire leur drogue. Cette fusillade servait d’avertissement.
Les gens avaient peur de voyager et de sortir la nuit. Le passage des camions chargés de drogue faisait partie de la vie quotidienne. Chaque jour, des avions atterrissaient avec des armes et repartaient avec de la drogue. Les meurtres fréquents de personnes innocentes continuaient.
Dans un cas, un homme et son frère étaient recherchés par le cartel de la drogue. Sa femme et ses cinq enfants avaient quitté leur foyer de La Baeza dans les montagnes pour se cacher à El Camarón, qui est sur la route Panaméricaine. Je connaissais cette famille, dont j’avais baptisé tous les enfants. J’avais parfois mangé dans leur humble demeure de La Baeza. Un après-midi, les enfants étaient seuls à la maison d’El Camarón. Six tueurs méchants, tous armés de mitraillettes, sont allés pour y chercher le père et son frère. Ne les trouvant pas, ils ont tué les enfants. Quatre ont été criblés de balles. Le bébé, qui dormait dans une corbeille dans un coin de la pièce, a échappé à leur attention et a été le seul survivant.
L’ironie de cette fusillade est que la femme de l’un des assassins était dans la clinique en train de donner naissance à un bébé. Ce même assassin était responsable du meurtre de dix-neuf hommes.
J’ai commencé à tenir la liste de ceux qui avaient été assassinés. Les familles me donnaient les noms et la date des meurtres, de même que souvent les noms des responsables. Cette liste contenait toutes les informations nécessaires sur les endroits, les noms et les dates. Lorsque je suis parvenu à cent cinquante cas, j’ai remis cette liste aux autorités concernées à Mexico.
J’ai avisé mon supérieur oblat de Mexico, le père Gilberto Piñon, et mon provincial à San Antonio, le père William Morell, ainsi que M
gr Arturo Lona Reyes, évêque de Tehuantepec. Ils m’ont dit d’être prudent.
Chaque fois que je rencontrais des fonctionnaires à Mexico, j’étais accompagné par un ou deux Oblats. Le père James Lyons m’a été d’un grand secours. Il venait parfois me rencontrer dans un hôtel d’Oaxaca, où nous devions rencontrer des fonctionnaires de Mexico. Le père Lyons et moi ne demeurions pas ensemble après la réunion. C’était du temps du président Carlos Salinas de Gortori.
Mon frère, M
gr Michael Pfeifer, o.m.i., était aussi au courant de ce qui se passait et de ce que je faisais. J’étais moi-même très conscient du danger que je courais. Plusieurs ne comprenaient pas ma situation. Ma seule préoccupation était ceux qui étaient tués et les familles qu’ils laissaient derrière eux.
Je savais que je risquais ma vie en informant le gouvernement, mais les gens que j’étais venu servir risquaient leur vie chaque jour et ils n’avaient aucun moyen de fuir vers un endroit sécuritaire.
Je vivais dans la crainte, mais je me rappelais aussi Celui qui m’avait envoyé là et la forte leçon donnée à tout prêtre par Jésus dans la parabole du Bon Pasteur : «Le mercenaire fuit lorsque vient le loup, mais le berger reste pour protéger ses brebis.» Je savais que le danger me guettait : la seule question qui me restait était de savoir l’endroit et l’heure où je serais frappé. Je n’ai pas mis beaucoup de temps à le découvrir.
Frôler la mort
Le dimanche 8 mars 1987 a débuté par la routine habituelle. J’ai célébré la messe à 8h00, pris mon petit déjeuner, puis je suis parti en voiture pour San Carlos Yautepec, où je suis arrivé trois heures plus tard. Je ne prévoyais pas y demeurer pour la réunion mensuelle des catéchistes. Je leur ai donc dit qu’ils pouvaient la tenir eux-mêmes. Je m’en allais à la ville d’Oaxaca pour une retraite annuelle.
Une trentaine de catéchistes étaient présents à San Carlos. J’ai visité quelques malades du village; puis je me suis préparé pour le parcours d’une heure jusqu’à El Camarón, prenant avec moi dix passagers. À cet endroit, j’ai déjeuné dans un restaurant dont les propriétaires avaient toujours quelque chose pour les prêtres sans jamais accepter d’argent de leur part. Pendant plusieurs années, ils avaient servi tous les prêtres qui s’arrêtaient pour se reposer et prendre un repas.
Après le déjeuner, je suis parti pour Oaxaca, à environ trois heures de route, seul sur l’autoroute Panaméricaine. Je pensais à la retraite que j’allais faire. J’avais manqué la retraite communautaire et j’allais maintenant en faire une en privé. Je m’attendais à passer une bonne semaine en ayant l’occasion de me reposer, étant loin de la paroisse. Mais je ne me suis jamais rendu à la ville cette semaine-là et ce que j’ai vécu a été tout autre que reposant.
À environ une heure de route d’El Camarón, près de Totolapam, la camionnette montait dans les montagnes lorsque soudain un bruit m’a surpris. J’ai pensé d’abord que le camion avait explosé. Puis, comme des morceaux s’étaient mis à tomber du toit, j’ai compris que quelqu’un avait tiré sur moi de l’autre côté de la route. Je pouvais sentir la poudre de fusil. Le camion a poursuivi sa route de lui-même et, Dieu merci, j’ai pu m’échapper.
Je me suis bientôt aperçu que les pièces du toit me tombaient sur la tête. J’ai pris mon chapelet et me suis mis à prier. Plusieurs kilomètres plus bas, je me suis approché de quelques maisons et me suis arrêté pour examiner le camion. Juste au-dessus de ma tête, le toit était perforé à douze endroits.
J’approchais d’un village et j’ai vu un véhicule du gouvernement qui offrait de l’aide aux chauffeurs stationnés tout près. Je me suis arrêté pour demander au chauffeur s’il pouvait appeler Oaxaca. Nous sommes allés dans un petit magasin d’où il a appelé son bureau à Oaxaca, mais sans obtenir de réponse.
Deux autocars sont ensuite arrêtés, chacun chargé de passagers à destination de Salina Cruz. En voyant les trous dans le camion, certains ont crié : «C’est le père!.» Puis l’automobile que j’avais croisée sur la route après la fusillade sur mon camion est arrivée avec quatre hommes à l’intérieur. Ils avaient été attaqués par six hommes armés de mitraillettes au même endroit où on avait tiré sur moi. Je les avais vus me dépasser, mais je n’avais pas pu les arrêter. Ils allaient trop vite et les courbes étaient trop prononcées. Je ne pouvais pas faire demi-tour assez rapidement pour les rejoindre.
D’autres automobilistes se sont arrêtés pour regarder mon camion. Lorsqu’il y a eu plusieurs automobiles et autocars, ils sont partis ensemble. Cette nuit-là, la nouvelle s’est répandue rapidement que le
padrecito et son camion avaient fait l’objet des tirs des gens de la drogue.
Le jour suivant, l’attaque faisait la première page à Tehuantepec et Salina Cruz. Un journal de Mexico a titré
Sacerdote Baleado (Un prêtre est la cible de tireurs).
Je devais poursuivre mon chemin jusqu’à la ville d’Oaxaca, à encore une heure et demie de distance. En arrivant, j’ai téléphoné à mon supérieur à Mexico, le père Gilberto Piñon. Il m’a donné pour consigne de prendre un avion pour Mexico, si possible le jour suivant. Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. J’entendais sans cesse dans ma tête les coups de feu.
Je me suis levé tôt le lundi matin. Je devais conduire le camion à l’atelier de réparations. Le père Piñon m’avait demandé de prendre des photos des dommages. J’ai laissé le camion à l’atelier, fait faire des photos et pris l’après-midi un vol pour Mexico. Le père Piñon s’envolait pour San Antonio, Texas, prenant avec lui les photos. Il apportait aussi quelques cartouches qui avaient été tirées sur le camion et qui étaient tombées de celui-ci dans l’atelier.
Je n’ai pas dormi cette nuit-là non plus. Le mardi matin, je suis allé à la basilique Notre-Dame de Guadeloupe et me suis confessé. Puis, je me suis assis pour méditer devant l’image de Notre-Dame. Je n’ai pas idée du temps que j’ai passé à la contempler. J’ai pleuré et lui ai dit : «Marie, ma mère, dis-moi ce que je dois faire. Je dois savoir. Au-dedans de moi, j’entendais : «Ne crains pas. Retourne dans les villages. Je suis ta Mère.»
Je suis demeuré là quelque temps encore à pleurer. Ensuite, je suis retourné à la maison provinciale, la Guadalupita. J’ai téléphoné à mon frère, Michael, pour lui raconter ce qui s’était passé et lui dire ce que j’entendais faire.
Le jeudi matin, j’étais debout à 4h00, prêt à retourner à Oaxaca après la célébration de l’eucharistie. En arrivant, le camion était prêt. De nouveau, à 4h00, je suis parti en camion pour Quiechapa, en parcourant la même route sur laquelle on avait tiré sur moi. Pendant le trajet, j’ai prié nerveusement, avec toutes sortes de pensées en tête :
Et s’ils étaient au même endroit? J’ai fait un arrêt à San Carlos Yautepec. Il y avait là des hommes qui m’observaient ; ils n’ont rien dit. J’avais encore trois heures de route, seul, dans la montagne.
En arrivant à Quiechapa, personne n’a rien dit. Ils avaient entendu parler de la fusillade à la radio. Parfois, les nouvelles voyagent plus vite à pied. Seule une femme dans ses quatre-vingts ans avancés est venue me rendre visite. Elle m’a dit, dans son espagnol pauvre : «
Supe que usted sufrio un atrase en el camino» J’ai su que vous avez subi un retard sur le chemin). Lorsqu’elle est partie, j’ai pleuré.
Le samedi soir, j’étais heureux. Mon compagnon, le père Ernest Liekens, o.m.i., est arrivé à cheval après avoir passé plus d’une semaine dans certaines de nos missions éloignées. Ce soir-là, je lui ai raconté ce qui m’était arrivé.
Le dimanche matin, il y a avait une première communion d’enfants. Je ne me souviens pas beaucoup de ce que j’ai dit pendant la messe, mais, à la fin, j’ai demandé à l’assemblée de s’asseoir. J’ai expliqué ce qui m’était arrivé sur la route. Tous étaient très silencieux, la tête baissée. En commençant à raconter ce qui m’était arrivé, plusieurs se sont mis à pleurer. Je ne me souviens pas si ces gens avaient déjà vu leur vieux prêtre pleurer auparavant. Cette fois-là, ils m’ont vu et entendu pleurer. Ils savaient très bien ce qui s’était passé. Par respect, ils avaient peur d’en parler. Mais nos pleurs ont parlé pour nous.
Le lendemain, lundi, après la messe de 9h00, les cloches se sont mises à sonner. Elles ont sonné de nouveau une demi-heure plus tard et encore à 10h00. En regardant par la fenêtre, j’ai vu des hommes et des femmes qui se réunissaient devant l’hôtel de ville. On a sonné à la porte de notre maison. Le président et les autres dirigeants de la ville nous ont demandé respectueusement, au père Liekens et à moi, de les accompagner à la réunion.
Le président m’a dit : «Nous savons et comprenons que vous avez subi un choc sur la route la semaine dernière, en allant à Oaxaca. Nous savons qu’ils vous voulaient du mal.» Tous gardaient silence. Après un moment de silence, j’ai pu parler : «Je vous remercie de votre présence et du souci que vous vous faites», ai-je dit. J’ai poursuivi d’une voix pas très claire : «Il y a quelque chose que je dois vous demander. Est-ce que ma présence ici est la raison pour laquelle ils viennent vous faire du mal? Dites-le-moi et je partirai.»
Ils me répondirent : «Non, s’il vous plaît, restez.» Ma voix se brisait déjà. Je pleurais et plusieurs d’entre eux pleuraient avec moi. Cela m’a beaucoup soutenu.
Les jours et surtout les nuits étaient alors pour moi difficiles ; je me demandais toujours : «Vont-ils revenir?» En conduisant ma camionnette sur les pistes mauvaises, je me disais qu’ils pouvaient être n’importe où.
Je me suis mis à transporter dans une petite boîte de fer-blanc à l’épreuve de l’eau, placée dans ma chemise, un petit morceau d’hostie consacrée. «Seigneur, disais-je, si je tombe, nous tomberons ensemble». Je me sentais mieux ainsi. Le Seigneur a compris ce qui m’arrivait. À la maison et dans les villages, lorsque je dormais la nuit, je m’éloignais des portes. Le temps passé en présence du Saint Sacrement était mon réconfort.
À cette époque, me venait cette pensée :
Plusieurs de ceux que je desservais avaient été visés et certains assassinés. Je ne suis pas mieux qu’eux. Pourquoi cela leur arrive-t-il et non à leur prêtre? Qui suis-je pour que cela ne m’arrive pas?
L’Écriture nous parle du mercenaire qui fuit lorsque le loup arrive au lieu de protéger les brebis.
Lorsque quelque chose de grave m’arrive, je puis trouver la sécurité dans un autre lieu. Mais lorsqu’une situation dangereuse survient dans la vie de ces gens, ils n’ont pas d’endroit où trouver refuge.Je me suis senti, à ce moment-là, plus près d’eux qu’à tout autre époque de mon ministère. Pourquoi le prêtre jouirait-il d’une sécurité particulière? J’ai compris que toute ma vie et tout ce que j’avais fait étaient en préparation de ce moment.
En mai 1987, deux mois après cette embuscade, mon frère et le père William Morell, provincial des Oblats de la province du Sud des États-Unis, rencontraient le président de la Chambre, Jim Wright et les membres du Congrès des États-Unis, Henry B. Gonzalez et Albert Bustamante, qui représentent San Antonio. Soulignant la situation critique d’Oaxaca en raison de la drogue, ils ont demandé aux membres du Congrès de faire pression auprès du Gouvernement du Mexique pour qu’il accroisse ses efforts en vue d’arrêter le trafic de la drogue à Quiechapa.
Le résultat de cette démarche : l’envoi par le président du Congrès d’une lettre adressée au Président du Mexique, Miguel de la Madrid, dans laquelle il attirait son attention sur cette question. La lettre disait, entre autres, ceci :
«L’incident impliquait le père Francis Theodore Pfeifer, un missionnaire catholique romain à Quiechapa, dans l’état d’Oaxaca. Selon les comptes rendus des journaux et la lettre ci-jointe adressée par des responsables ecclésiastiques, le père Pfeifer a échappé de justesse à la mort au cours d’une embuscade où son automobile a fait l’objet de tir par des individus qui, selon toute vraisemblance, sont impliqués dans la drogue. Depuis des années, le père Pfeifer dit à ses paroissiens de résister aux trafiquants de drogue.
«L’Église m’a demandé de faire appel à votre administration dans l’espoir que l’on applique plus fidèlement la loi en Oaxaca et que le père Pfeifer, qui a presque vingt-cinq ans de service missionnaire au Mexique, puisse jouir d’une meilleure protection. Sa vie est, de toute évidence, en danger.»
M
gr Pio Laghi, alors prononce apostolique aux États-Unis, s’est joint à la démarche entreprise pour s’assurer de la coopération du gouvernement mexicain. Dans une lettre du 27 mai 1987 à l’ambassadeur du Mexique aux États-Unis, Jorge Espinosa De Los Reyes, M
gr Laghi disait avoir reçu la visite de mon frère M
gr Michael Pfeifer, demandant son avis sur la question.
«Tous sont d’avis que cette violence provient de puissants éléments criminels de la région, qui n’aiment pas la conduite qu’il enseigne à ses gens en les invitant à ne pas collaborer à l’épouvantable commerce de la drogue, écrivait le prononce, en ajoutant : inutile de dire que M
gr Pfeifer est grandement préoccupé de la sécurité de son frère et je partage un tel souci. Je lui ai promis que je porterais cette affaire à l’attention de votre Excellence en vous demandant conseil et assistance.»
J’ai passé six autres années à Quiechapa au service des gens. Les meurtres étaient encore fréquents et la culture de l’héroïne se poursuivait.
Il y a eu tellement de gens de tués que nous avons demandé aux familles des assassins de nous livrer leurs armes. J’ai ramassé environ douze pistolets et fusils à répétition. Les armes avaient une chose en commun : elles avaient toutes servi à tuer quelqu’un.
Que faire avec toutes ces armes? Nous avons trouvé une solution. Un dimanche matin, l’église était remplie avant la messe. De la sacristie, je me suis approché de l’autel et j’ai demandé à l’assemblée de quitter l’église et de se réunir dans la cour située à l’avant. Ce qu’elle a fait.
On avait allumé deux grands feux. Lorsque tous ont été là, le père Ernest et moi sommes arrivés avec deux grands sacs de toile de jute contenant les fusils. Nous avons laissé tomber les sacs sur le sol pour que tous puissent voir ce qu’ils contenaient. Nous avions quatre grandes masses.
J’ai demandé aux gens d’entonner l’hymne
Miserere nobis (Aie pitié de nous, Seigneur). Après ce chant, j’ai dit : «Ces armes ont servi à assassiner vos pères, vos fils et vos femmes. Pour protester contre ces meurtres, je vous invite à détruire à coup de masse ces armes et à en jeter les morceaux dans le feu. Elles ne tueront plus personne. Je serai le premier à faire ce geste de destruction, puis le père Ernest.» Tous les hommes et toutes les femmes ont été invités à faire de même. Les feux étaient alors rouges. J’ai pris une masse et fracassé un fusil à répétition, puis je l’ai jeté dans le feu. Le père Ernest a suivi.
Les femmes ont été les premières à s’avancer. Certaines étaient parentes avec les victimes des meurtres. Quelques hommes se sont d’abord avancés, puis d’autres. Durant la destruction des armes, nous chantions le
Miserere nobis. Nous avons ensuite formé une procession qui a fait le tour de la cour avant d’entrer dans l’église pour célébrer la messe du dimanche. Personne ne m’a rien dit. La journée a été paisible.
Quelques jours plus tard, l’armée est venue à Quiechapa. Le capitaine a demandé aux gens où étaient les armes qui avaient servi à tuer des gens. On lui a répondu qu’elles avaient été remises aux prêtres et de ne pas se donner la peine de les chercher, en ajoutant : «
El padre los destruó antes de la Misa del Domingo» (Le père les a détruites avant la messe du dimanche). Je m’attendais à une autre visite du capitaine, mais il n’est jamais revenu. De nouveau, on n’a plus rien dit.
Parfois, la générosité et le courage de ces gens simples étonnent. Un jour, j’ai entendu sonner les cloches de l’église. Il devait être environ 15h00, une heure bizarre, ai-je pensé, pour sonner les cloches, mais c’était pour signaler une urgence.
Un meurtrier m’en voulait d’avoir parlé contre les assassinats et la violence. Au haut du village, plusieurs femmes s’étaient réunies pour l’arrêter dans sa marche vers l’église, armé de son fusil.
Les femmes l’ont arrêté et m’ont envoyé dire de ne pas sortir de chez moi jusqu’à ce qu’il ait quitté la région. Peut-être avait-il bu ou pris de la drogue. De toute façon, il est parti sans me faire de mal ; mais j’ai eu peur. Ces braves femmes sont restées jusqu’à ce qu’il parte.
Quelques autres récits illustreront la triste situation de Quiechapa.
La préparation d’un mariage est presque toujours un événement joyeux, mais celle du mariage de Gloria et de Fidencio a été d’une grande tristesse. Ils vivaient dans le petit village de La Baeza. Le jour de préparation a commencé dans le bonheur de tous. Ce village est à trois heures de marche de San Carlos Yautepec. C’était le dimanche marquant le dernier jour de la semaine précédant le mariage. Une petite fête avait lieu le matin.
Durant la célébration, douze hommes provenant d’un autre village sont arrivés sans être invités. Tous avaient des fusils d’assaut AK-47. Ils se sont joints aux invités, ont mangé et, après le repas, se sont mis à tirer dans la foule, tuant sept invités, six hommes et une femme, et en blessant plusieurs autres.
La fiancée était blessée à la tête. Plusieurs des morts étaient des parents des fiancés. Tous se sont enfuis du petit ranch. Les morts sont restés là pendant deux jours. La police est venue et tous les corps ont été enterrés sur le ranch. Les officiers n’ont rien fait pour trouver les meurtriers.
Une semaine plus tard, c’était dimanche et j’avais une réunion avec les catéchistes à San Carlos Yautepec. Les femmes et les familles des victimes sont venues me voir pour demander une messe pour les défunts. Ils ne pouvaient pas retourner au ranch qui avait été leur foyer. Ils connaissaient la plupart des assassins et savaient leurs noms. Les autorités administratives ont aussi appris les noms. Le ranch est demeuré à l’abandon pendant plusieurs mois. La plupart des parents des victimes se tenaient loin par peur.
La dernière fois que j’ai visité ce ranch, il n’y avait plus que trois personnes qui y vivaient. C’était un autre village hanté. Le seul bruit que j’entendais était le vent soufflant sur le petit cimetière. Après avoir imploré la miséricorde de Dieu, j’ai béni les tombes et suis reparti sur mon bon cheval
Chis Pas.
De temps en temps, j’ai revu certaines des femmes et leurs familles dans leurs nouveaux villages. Leurs histoires étaient les mêmes. Ils avaient peur et les fonctionnaires locaux ne faisaient rien. Ils me demandaient toujours des prières, des messes et des bénédictions, et beaucoup d’eau bénite.
Après beaucoup d’attente, les fonctionnaires n’ont encore rien fait. Ces gens étaient des pauvres et c’était le salaire de leur pauvreté. Toute la région était contrôlée par de puissants seigneurs de la drogue. Les familles des victimes ne leur ayant pas apporté leur collaboration, elles avaient été éliminées.
Sur une note plus gaie, la jeune fiancée, qui était allée vivre ailleurs, est venue me rendre visite. Elle était mariée et avait cinq beaux enfants, trois garçons et deux filles. Gloria me dit : «
Padre, quisas no se acuerda per Usted me bautizó en mi pueblo cuando yo tenia meces de nacer» (Père, vous ne vous souvenez peut-être pas de m’avoir baptisé dans mon village quand j’avais à peine quelques mois). Elle m’a vu pleurer ce jour-là en voyant ses petits enfants. Lorsqu’elle avait été blessée par balle, j’avais suturé son visage. La large cicatrice lui restera toujours. Ses enfants sont tous des adolescents aujourd’hui.
Gloria et Rafael (ce ne sont pas leurs vrais noms) sont tous les deux nés dans les montagnes d’Oaxaca. Encore jeunes, ils avaient été envoyés de leur village de montagne pour être élevés par des parents vivant dans la ville d’Oaxaca ou à Mexico. Enfant, Gloria avait vécu avec différentes personnes; de temps en temps, elle venait dans les montagnes, de sorte que, au cours des années, j’avais appris à la connaître. Maintenant qu’elle avait grandi, elle venait me rendre visite.
Notre eau, qui est riche et très froide, vient depuis des siècles d’une haute montagne. Gloria m’a expliqué qu’elle avait demandé l’aide de quelques hommes pour amener l’eau à un niveau permettant d’utiliser plus de terre pour la culture du maïs et des haricots. Plusieurs étaient intéressés à apporter l’eau dans le nouveau secteur. Nous avions eu plusieurs réunions d’étude sur la façon de faire. Gloria avait fourni un nouveau tracteur, le premier que je connaisse dans la région.
Le nouveau champ et la conduite d’eau étaient loin de la paroisse. De temps en temps, je m’informais du progrès du nouveau secteur. On m’a répondu après plusieurs mois qu’il donnait une bonne récolte de maïs et de haricots.
Gloria possédait un camion de trois tonnes et transportait le maïs et les haricots pour les vendre dans les villes de Mexico et d’Oaxaca. Lorsque je lui ai demandé pourquoi on transportait toujours le maïs et les haricots la nuit, on m’a répondu que c’était alors plus frais.
Un jour, l’avion du gouvernement a commencé à arroser les nouveaux champs. Ils étaient pleins de pavots. Une fois le secteur arrosé, il a été difficile de faire pousser autre chose pendant quelque temps. J’ai invité les gens à ouvrir de nouveaux champs pour cultiver le maïs et les haricots.
Gloria n’a pas connu une fin de vie heureuse. L’armée l’avait arrêtée et elle était en prison. On perdit un nouveau tracteur et on a enlevé quelques nouveaux camions et voitures. Elle avait beaucoup d’argent et d’amis. Son séjour en prison a été court et peu après elle a vécu avec l’un des seigneurs de la drogue à Mexico. Un jour, sa mère a appris que Gloria avait été assassinée à Mexico. Son corps a été retourné dans son village, où une messe a été célébrée pour elle. Son corps a été béni et mis en terre avec tous les pauvres.
Rafael était lui aussi devenu adulte. Il conduisait un nouveau camion et avait fait de nombreux voyages de nuit. Il était armé de pistolets. Un jour, il avait tué trois hommes. En revenant d’une retraite, le père Ernest Liekens et moi nous avons appris qu’il avait tiré sur trois hommes et les avait tués. Il disait que c’était en légitime défense. Il avait traversé le territoire d’un autre cartel de la drogue.
Un jour, le père Liekens et moi revenions d’une rencontre avec M
gr Arturo Lona Reyes. Nous étions partis à 4h00 avec une pleine camionnette pour arriver, vers 15h00, à la paroisse située au sommet de la montagne. Nous étions épuisés. Après avoir déchargé le véhicule, nous nous sommes donc étendus pour nous reposer.
Une demi-heure plus tard, on frappa vigoureusement à la porte. C’était la mère de Rafael. Elle nous dit : «Au nom de Dieu, venez vite. On a tiré sur mon fils Rafael et il est dans un état désespéré.» Partis avec elle, nous avons marché jusqu’à une maison en bordure de la ville. La porte était ouverte et Rafael gisait sur le plancher ; il saignait et avait perdu une partie de son visage. Je lui ai dit : «Rafael, tu vas mourir. S’il te plaît, laisse-moi te confesser et te donner l’onction des malades.» Il a fait un geste et a reçu les sacrements en présence de sa mère. Celle-ci m’a demandé de transporter Rafael dans sa maison. Il y serait plus en sécurité que là où il était. Une seule personne a accepté de m’aider à le porter. Plusieurs femmes courageuses m’ont offert leur aide. Nous avons donc transporté Rafael ailleurs. Nous étions avertis qu’il serait visé de nouveau.
Le père Ernest marchait d’un côté de Rafael et moi de l’autre. Il était encore conscient. On a tiré des coups de feu en l’air pour nous avertir que nous étions surveillés. Dans la maison de Rafael, nous lui avons mis un soluté. Il perdait beaucoup de sang. Nos infirmières sont demeurées avec lui toute la nuit derrière des portes barrées. Le lendemain matin, le Seigneur a rappelé Rafael.
Lorsque les hommes qui attendaient pour tirer de nouveau sur lui ont entendu les cloches de l’église annonçant sa mort, ils ont tiré des coups de feu en l’air. Ils ont quitté la ville à cheval en tirant d’autres coups de feu pour célébrer leur «victoire».
Nous avons inhumé le corps de Rafael dans le petit cimetière, à côté de sa sœur Gloria. L’église était remplie lors de ses funérailles le lendemain après-midi. Je crois que plusieurs sont venus entendre le prêtre parler de ce que Rafael avait fait. Je n’ai rien dit durant la messe. Après la bénédiction, j’ai demandé à l’assemblée de demeurer assise. J’ai dit que nous enterrions Rafael et qu’en réfléchissant, je m’étais demandé ce que j’avais manqué de faire, moi-même, pour venir en aide à Rafael durant sa vie au lieu de parler de ce que lui avait fait. Comment aurais-je pu être pour lui plus gentil et plus utile? Je leur ai dit que chacun pouvait se poser la même question.
Il y a eu un silence total. Puis, nous sommes allés l’enterrer dans le petit cimetière. Le Dieu de miséricorde qui a appelé et jugé Gloria et son frère Rafael est le même qui nous appellera et nous jugera. Puissent-ils reposer en paix!
À part la grâce de Dieu, je ne suis rien.
Seigneur, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.
Mexico
En 1994, j’avais vécu plusieurs années dans l’isthme de Tehuantepec. J’avais exercé mon ministère à San Pedro Huamelula, Tequixistlán et Quiechapa. Mon supérieur, le père Vincent Louwagie, o.m.i., m’a finalement annoncé qu’il était temps pour moi de changer d’endroit. Je n’étais plus un jeune homme. C’est avec peine que j’ai laissé mes gens dans l’isthme de Tehuantepec. J’ai alors pris conscience que la vie d’un missionnaire est de servir, puis de s’en aller.
Une retraite de trois mois à Aix-en-Provence, France, m’a fait du bien. Notre fondateur, M
gr Eugène de Mazenod y avait vécu. Je suis ensuite retourné au Mexique avec une obédience pour la ville de Mexico. Tout était différent. Je n’avais jamais vécu ni fait de ministère à cet endroit. Je pensais y rester quelques mois peut-être avant d’aller ailleurs. Une fois encore, le Seigneur me réservait autre chose.
J’ai travaillé dans l’une des plus grandes paroisses de la ville,
Cristo Salvador y Señor, pendant presque treize ans et j’ai aimé chaque journée de mon séjour à cet endroit. Il y avait la messe quotidienne. Le dimanche, c’était trois célébrations eucharistiques, de fréquentes visites aux malades et aux mourants, et plusieurs sépultures à faire. Après la célébration de la messe, j’ai compris que le sacrement de la réconciliation était du plus grand secours pour un grand nombre. Chaque jour de la semaine, j’entendais les confessions, parfois pendant deux heures. Les samedis et dimanches, trois heures. Durant le carême, à Pâques et dans le temps de Noël, c’était des heures et des heures.
Le samedi était le jour des baptêmes. Il y en avait 12, 15, 20 ou 25 chaque semaine. Mes journées étaient remplies. Parfois, je passais quelques moments avec les deux autres Oblats de la paroisse. C’est ainsi que les années ont passé dans la paroisse
Cristo Salvador y Señor de Mexico
Je me disais: «Theodore, laisse une chance au Seigneur; Il sait faire des merveilles.»
Je pensais, en premier, que je ne devais me lier d’amitié avec personne. De cette façon, lorsque je quitterais la paroisse, ce ne serait pas aussi difficile. Mais ce n’était pas une attitude chrétienne. Le Seigneur a sa façon à lui de guérir. Là encore, j’ai eu l’occasion de servir et aussi d’aider plusieurs personnes à cheminer dans la vie.
Voilà mes sentiments
Seigneur,
Qui suis-je? Ô mon Dieu, qui suis-je? Tu as fait de moi ton serviteur et je ne fais que ce que tu m’ordonnes. Dans ta gloire et ta bonté, tu as accordé à ton serviteur ce magnifique don de te servir et de t’aimer.
Merci pour les années que tu m’as données au service de tes pauvres abandonnés. Merci pour les dons que tu m’as confiés. Merci pour chaque serviteur que j’ai rencontré au cours de ma vie. Voilà les sentiments que je veux t’exprimer.
Je te demande le pardon de toutes mes fautes. J’implore ton pardon pour ne pas avoir aidé ceux qui avaient besoin de mon aide; pardon pour ceux à qui je n’ai pas donné un assez bon exemple. Après la grande bonté que tu m’as manifestée, j’ai été lent à pardonner.
J’implore humblement ton pardon pour tous ceux qui ont fait du mal aux autres et à moi. Puisses-tu pardonner à tous ceux qui ont assassiné tes fils et tes filles. Puissent-ils se repentir et obtenir, eux aussi, ton pardon. Mon Dieu, tu vas tous nous appeler, tu vas m’appeler. Aie pitié de nous. S’ils avaient reçu toutes les grâces que tu m’as accordées, ils en auraient fait meilleur usage. Seigneur Dieu et sainte Marie, Mère de Dieu, merci pour ma vie.
Le plus grand signe d’amour qui m’ait été donné est celui d’une pauvre femme amérindienne d’un âge avancé. Un soir, vers 22h00, quelques hommes se sont rendus à sa cabane dans l’intention de tuer deux hommes qu’ils croyaient cachés là.
La femme a ouvert la porte pour leur répondre. Ils ont tiré plusieurs fois et abandonné la mourante. J’ai entendu les coups. Quelque vingt minutes plus tard, deux femmes sont venues me chercher. Señora Gloria avait été atteinte et saignait de partout. Elles m’ont supplié d’y aller. Je suis parti avec elles et un brave homme, Rafael. Elle était couverte de sang, mais encore en vie. Nous avions peur des hommes qui avaient tiré sur elle. Ils étaient quelque part tout proche. Nous l’avons transportée jusqu’à la petite clinique. Elle gémissait et criait de douleur.
Nous avons fait tout ce que nous pouvions pour la soigner alors qu’elle ne cessait de m’appeler: «
Padre, Padre, Padre». Je lui ai répondu, tout en lui donnant l’onction des malades : «Je suis là, je suis là.» Elle m’a dit : «
Padre,
Padre, je leur pardonne.»
Quelques minutes plus tard, Dieu l’appelait dans son ciel. C’était Jésus Christ criant à Dieu : «Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.»
Francis Theodore Pfeifer, o.m.i.
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